Décroissance : l’embarras des « verts »

Extrait d'un article de Jade Grandin de l'Eprevier , paru dans SIPA PRESS

[Sipa Press est une agence française de photojournalisme qui a été fondée en 1973 par le journaliste, éditeur de journal et photoreporter turc Gökşin Sipahioğlu.]

De plus en plus d’écologistes assument que leur programme visant le bien-être aboutirait à un recul du PIB. Chez EELV, la ligne officielle reste le ni-ni, « ni croissant, ni décroissant ». Les postures varient chez les candidats à la primaire

Le candidat à la primaire écologiste et maire de Grenoble Eric Piolle s’est déclaré mardi ni croissant ni décroissant, comme son rival Yannick Jadot quelques jours plus tôt. En revanche la candidate Delphine Batho « assume d’être décroissante », et Sandrine Rousseau aussi, indique cette dernière à l’Opinion.

Un petit mot suffit parfois à fissurer un long argumentaire. « J’assume d’être pour la décroissance », a déclaré l’ancienne ministre de l’Ecologie et actuelle députée des Deux-Sèvres Delphine Batho, lundi sur RMC. « J’assume » ? Pourquoi pas « je suis » ? Si l’on tire le fil de cette terminologie, ses rivaux à la primaire des écologistes, Yannick Jadot et Eric Piolle, eux, n’assument pas. Invités de la matinale de France Inter ces derniers jours, chacun a déroulé la ligne officielle du parti EELV : ni croissant, ni décroissant. « La croissance est devenue une religion. Je ne suis ni pour ni contre : je n’y crois pas », évacue Eric Piolle. « Je suis décroissant pour le carbone, les maladies liées à l’environnement, les pesticides, mais je suis croissant pour le bien vivre ensemble », dit Yannick Jadot.

Bienvenue dans le trou de souris. « Nous n’avons jamais été décroissants dans le sens d’une décroissance globale de toutes les activités économiques », souligne Alain Coulombel, porte-parole d’EELV et artisan du programme de 2017. Il existe bien un parti pour la décroissance, mais il n’est pas chez les Verts. Or ces derniers ne prônent pas non plus une hausse du PIB, synonyme de pollution. Ils ne défendent donc pas la « croissance verte », assimilée à du green washing.

Bref, en théorie, les écolos sont ni-ni. Ils se disent a-croissants, post-croissants. « Si vous ne vous intéressez qu’à la croissance ou à la décroissance du PIB, vous ratez l’essentiel », insiste Julien Bayou, conseiller régional d’Ile-de-France. Pour eux, l’objectif n’est pas la création de richesses, mais l’amélioration du bien-être pour le plus grand nombre, reflété dans le taux d’emploi, la santé, l’éducation... Yannick Jadot parle ainsi de la prévention en santé qui diminue la consommation de médicaments et crée « beaucoup moins de PIB ».

Paradoxe. Tous les statisticiens reconnaissent que le PIB a ses défauts, ne mesure pas le bonheur ni les externalités négatives comme la pollution, et ne doit pas être le seul indicateur économique pris en compte. Mais les Verts vont plus loin. Ils estiment que le PIB n’est même plus corrélé aux revenus et aux emplois des personnes, à cause de l’accroissement des inégalités et des délocalisations. L’ex-députée et membre du bureau d’EELV Eva Sas, qui a fait passer une loi sur les nouveaux indicateurs de richesse en 2015, cite la première mandature de Barack Obama aux Etats-Unis « où le PIB a cru mais le niveau de vie du plus grand nombre s’est dégradé ». L’économiste Richard Easterlin a formulé ce paradoxe en 1974.

« On peut toujours considérer que Robinson Crusoé était plus heureux qu’un cadre d’entreprise à Nantes, mais si l’on compare le PIB américain à celui du Burkina Fasso ou du Gabon, on voit une corrélation avec le bien-être », rétorque Bruno Durieux, ancien ministre, auteur de Contre l’écologisme, pour une croissance au service de l’environnement.

Que l’on aime ou pas le PIB, on est en droit de se demander comment cet indicateur évoluera en cas d’élection d’un président écolo, ou si la France sortira des conventions statistiques internationales en refusant de le calculer. « Les Français s’en fichent, répond l’eurodéputé vert David Cormand. Ce n’est pas grave que ce qu’on appelle richesse dans le PIB augmente, stagne, ou baisse de 0,5 %, s’il y a suffisamment de biens de consommation pour les personnes et qu’elles vivent bien ». L’activité baisserait dans certains secteurs dont l’aéronautique et l’automobile mais augmenterait pour les énergies vertes, l’économie circulaire ou l’agriculture paysanne.

La réallocation sectorielle est consensuelle chez les économistes. Mais là où la commission Blanchard-Tirole prône une croissance économique conjuguée à l’ambition climatique, les Verts martèlent que créer des emplois ne veut pas dire créer de la richesse. Ils veulent densifier l’activité en emplois, sans augmenter le PIB. « Une usine qui visse des boulons avec 100 personnes ou avec des robots crée le même PIB », résume un écolo. « L’agriculture biologique emploie 2,5 fois plus de main-d’œuvre à l’hectare que l’agriculture conventionnelle et remplace les importations », illustre Eva Sas. Comment rémunérerait-on ces nouveaux emplois à production équivalente ? En redistribuant davantage. « On ferait décroître les revenus des traders, des grands patrons d’industries… », explique Alain Coulombel.

« Quel que soit l’angle sous lequel on prend les thèses écolos, ils sont décroissants, mais ils sont rares à être assez courageux pour le proclamer, commente Bruno Durieux. Côté demande, ils proposent une frugalité heureuse, et une hausse des taxes. Côté offre, ils sont pour le freinage avec du low tech et une baisse de la productivité ».

Amish. Autre candidate à la primaire écolo, Sandrine Rousseau, économiste et vice-présidente de l’Université de Lille, ne prend pas de gants. « Il y a une décroissance à organiser, celle des volumes de production, de consommation et de transports, sinon nos enfants ne vivront pas. Donc il y a de grandes chances pour que cela finisse par une baisse du PIB. Mais quand nous disons cela, on nous renvoie à la bougie et aux Amish ».

« Le mot décroissance ne me gêne pas mais il est instrumentalisé », renchérit David Cormand. Comme l’écologie punitive inventée par Ségolène Royal qui leur a fait beaucoup de tort, « on nous le retourne comme une insulte. Ceux qui nous font ce reproche nous placent dans la récession, qui est une décroissance subie, par opposition à une décroissance organisée, choisie ». Pour lui aussi, c’est inévitable. « Le modèle actuel nous mène à une multiplication des crises géopolitiques pour l’accaparement des ressources, plus de guerres, de réfugiés, de pénuries, de famines. Des centaines de millions de personnes vont mourir. La question posée, c’est la fin de l’humanité ».

Finalement, les Verts sont d’accord sur le fond, mais se différencient sur le choix d’employer ou non le slogan « décroissance ». « Il y a les idées et il y a le packaging », résume Eddy Fougier, politologue chargé d’enseignement à Sciences Po Aix.

Clarification. Alain Trannoy, directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, distingue l’aile gauche d’EELV « sur une ligne relativement anticapitaliste, qui pense qu’il sera impossible de tenir nos objectifs climatiques sans une révision profonde du système économique », où il place Eric Piolle faisant des appels du pied à François Ruffin (LFI), de « la ligne incarnée par Yannick Jadot qui pense qu’avec de la réglementation, une taxe carbone, des bonus-malus, il est possible d’orienter le système capitaliste vers une autre croissance ». La primaire de septembre sera l’occasion de la clarification.

Les débats seront d’autant plus riches qu’on saura de quoi l’on parle. « Pour ceux qui prônent la décroissance, je prône l’exemple, déclarait Philippe Wahl, patron de la Poste, aux rencontres économiques d’Aix. Qu’ils viennent dans une entreprise de six siècles d’histoire et qui a un de ses secteurs en décroissance : 18 milliards de lettres en 2008, 3 milliards en 2030. Etendu au-delà d’une communauté humaine de 250 000 personnes, à un pays de 70 millions d’habitants ou une planète de 9 milliards, vu la complexité, les tensions, la remise en cause des identités de milliers de personnes, je ne me vois pas choisir la décroissance ».


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