À l’évidence. Il fallait redouter cette possible extension de la guerre dès le premier jour. Le conflit autour de la Transnistrie, province sécessionniste de Moldavie, et ce depuis la dislocation de l’URSS et la guerre qui suivit, à partir de 1991-1992, est ce que les optimistes appellent un « conflit gelé ». À ce syntagme, on préférera celui de « guerre suspendue », utilisé par Paul Valéry, dans La crise de l’esprit, me semble-t-il. Et celui-ci nous expliquait qu’une guerre suspendue était toujours une guerre reportée.
Depuis le début dès 1990, ces conflits armés et «guerres suspendues» dont la Russie est partie prenante présentent l’intérêt, pour Moscou, de disposer d’un levier d’action sur les pays ainsi déchirés: ces États post-soviétiques considérés comme relevant de l’étranger proche, c’est-à-dire d’une zone d’influence exclusive russe. Outre la Moldavie, voir le cas de la Géorgie (Abkhazie et Transnistrie) ou celui du Haut-Karabakh, un conflit instrumentalisé par Moscou pour conserver une présence militaire en Arménie et reprendre pied en Azerbaïdjan (voir la guerre des Quarante-quatre jours, automne 2020).
Mais ces « guerres suspendues » ne sont pas seulement un levier de pouvoir: elles ont aussi installé dans les esprits l’idée d’un démantèlement inéluctable de ces États. Considérons simplement la complaisance initiale, en France, en Allemagne et dans d’autres pays occidentaux, à l’égard d’une «simple» conquête russe de la totalité du Donbass, après s’être emparé de la Crimée. Dans un autre contexte, l’argument du «réalisme» et du «pragmatisme», en plus de l’écoulement du temps, serait vite mobilisé pour justifier son désintérêt quant au sort de la Transnistrie.
Il faut recourir à une géographie plus fine: dans l’esprit des impérialistes russes, le Donbass correspond à une « petite Russie », et le Sud ukrainien à la «Nouvelle Russie». Cette dernière appellation date de l’époque de Catherine II, partie à la conquête des rives de la mer Noire, avec en ligne de mire Constantinople (Tsargrad). La Russie se voulait la « Troisième Rome » et entendait conquérir la seconde (Constantinople). L’expression de « Nouvelle Russie » a le mérite involontaire de rappeler que l’Ukraine n’a pas été toujours sous domination russe.
Quant à la Moldavie, il s’agit d’abord d’une ancienne principauté roumaine ensuite passée dans la mouvance ottomane. En partie conquise par l’Empire russe à l’issue des guerres napoléoniennes, elle passa à la Roumanie après la Première Guerre mondiale. De fait, ce territoire est majoritairement peuplé de populations de langue roumaine. Après le pacte germano-soviétique du 23 août 1939, Staline s’en empara. Perdue au moment de l’opération Barbarossa, elle fut conquise à nouveau en 1944. En 1945, le tour de force de Staline est d’avoir conservé ce qu’il avait conquis précédemment, en alliance avec Hitler.
Bien entendu, le projet de rattachement de la Transnistrie et la prise de contrôle de la Moldavie, indépendante depuis la dislocation de l’URSS, sont toujours actuels (voir les récents propos d’un général russe sur la question). Au vrai, c’est la raison du maintien d’une force militaire russe en Transnistrie, sans discontinuer depuis 1991: conserver un levier de pouvoir sur Chisinau et laisser ouverte la possibilité d’un rattachement futur. Ces projets s’inscrivent dans la logique générale de la géopolitique poutinienne : « étranger proche », « Nouvelle Russie », « monde russe », néo-eurasisme, exaltation de la Grande patrie soviétique… Tout cela traduit la volonté de reconstituer l’enveloppe spatiale de l’ex-URSS, de planter à nouveau le drapeau sur ces différents territoires.
On notera à ce propos la réapparition du drapeau rouge, avec la faucille et le marteau. Une image quelque peu décalée par rapport aux projections mentales de certains, en Occident, qui veulent voir en Poutine le chevalier de la tradition. Peut-être serait-il temps de réduire cette « dissonance cognitive » ? Toujours est-il que ce projet de rattachement a ses partisans en Transnistrie, ce « pseudo-état » (un pouvoir de fait n’est pas un État) perpétuant depuis 1991 une forme de soviétisme. Il n’en demeure pas moins que la Transnistrie est partie intégrante de la Moldavie, un État dont l’existence internationale est pleinement reconnue.
De longue date, elles sont apaisées, ce qui a conduit la présidente moldave à demander le départ des troupes russes et leur remplacement par une force de paix de l’OSCE, au grand scandale de Sergueï Lavrov qui parla alors d’«irresponsabilité». Au fil des décennies, une situation de fait s’est cristallisée, le «pseudo-État» de Transnistrie s’inscrivant dans la durée. Sous bonne garde de la Russie, celle-ci lui apportant son concours financier, la Transnistrie est le lieu de nombreux trafics et d’une contrebande qui représenteraient jusqu’aux deux cinquièmes du PIB local. Rappelons aussi l’existence de vastes entrepôts de munitions et de matériels militaires datant de l’époque soviétique. Pourtant, les relations commerciales avec l’Europe se sont fortement développées ces dernières années au point d’assurer des revenus supérieurs au volume de l’aide financière russe.
Il reste que ces interdépendances économiques et commerciales n’ont pas modifié l’orientation géopolitique de la Transnistrie. Et la présente conjoncture, à savoir la guerre en Ukraine et la menace de son extension géographique – une escalade « horizontale » qui s’ajoute à la possibilité d’une montée aux extrêmes –, nous le rappelle. Il faut voir la carte révélée par Loukachenko (la Moldavie y apparaissait comme une cible) ou encore les propos du général Roustam Minnekaïev, commandant adjoint des forces du district militaire du Centre de la Russie. Dans une déclaration, il dépeint la population russophone de Moldavie comme victime d’« oppression » ce qui rappelle l’un des prétextes invoqués par Moscou pour intervenir en Ukraine et « défendre » les minorités russes et russophones.
Pour le Kremlin, la Transnistrie, outre sa valeur symbolique (un morceau de la Grande Patrie soviétique), a également une certaine valeur tactique et stratégique: l’armée de Tiraspol compte 6 000 hommes auxquels, il faut ajouter 20 000 réservistes. Avec les forces russes sur place, cela pourrait représenter une force de combat de 30 000 hommes (estimation haute). Par ailleurs, l’aérodrome de Tiraspol pourrait être utilisé par des forces russes. Enfin, ce « pseudo-état» abrite un important dépôt de d’armes et de munitions, à Kolbasna (22 000 tonnes). Une partie de ce stock, la moitié peut-être, pourrait être mise à contribution.
Je suis surpris de la facilité avec laquelle sont envisagés la découpe d’États existants et pleinement reconnus, le redécoupage des territoires et l’élargissement des frontières de la Russie. D’autant plus que cet exercice, comparable à un Monopoly géopolitique, n’est jamais appliqué à cet immense pays désarticulé, dont la surface équivaut quasiment à celles des États-Unis et du Canada réunis. Dans cet esprit, quelques cas théoriques pourraient être envisagés : l’enclave de Kaliningrad (l’ex-Königsberg) n’aurait-elle pas vocation à devenir un quatrième État balte ? La ville de Novgorod ne pourrait-elle pas renouer avec son passé hanséatique et devenir à nouveau une république marchande autonome ? Pourrait-on imaginer que la Caucase du Nord, comparable à un « étranger intérieur », se transforme en une confédération indépendante ?
Dans la même veine : la République de Iakoutie, fort éloignée de Moscou et dotée d’immenses réserves de minerais, ne serait-elle pas le prototype d’un État sibérien viable et indépendant ? Et que dire de Vladivostok et de l’Extrême-Orient russe ? Leur maintien dans l’ensemble russe cadrerait-il donc avec la dissertation historisante de Poutine, publiée à l’été 2021, un texte centré sur le geste slave-orientale (sans trop s’attarder sur les Varègues, fondateur de la Rus’ de Kiev). Enfin, De Gaulle, lorsqu’il reprenait la formule de Tatitchev sur l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural », ne considérait-il pas que seule une Russie délestée de la Sibérie orientale et de son Extrême-Orient, pourrait faire figure de province européenne ? Dans des propos privés, publiés par la suite, il s’était exprimé en ce sens.
Si la Transnistrie se séparait complètement de la Moldavie, ce serait à la suite d’une manœuvre de déstabilisation de la Russie et d’une extension du domaine de la lutte. Il s’agirait pour Moscou d’ouvrir un front arrière contre l’Ukraine, Odessa se trouvant à une quarantaine de kilomètres de la Transnistrie. Alors que les Ukrainiens parviennent à maintenir leurs positions dans le bassin du Don, méfions-nous du « faux tragique » (« C’est grave mais ce n’est pas si grave ; ça va bien se passer ») affecté par certains lorsqu’ils vilipendent la « mondialisation heureuse ». En aucun cas, il ne faudrait envisager la chose avec désinvolture : le retour des guerres de conquête et du darwinisme géopolitique, jusqu’au cœur de l’Europe, seraient gros de périls. Quant à la Moldavie, Transnistrie incluse, elle a posé une demande d’adhésion le 3 mars dernier. Nul besoin d’envisager son intégration à la Roumanie.
Si l’on envisageait l’application de cette grille de lecture ethno-linguistique à la France, historiquement située à la croisée des mondes celtique, germanique et latin, notre pays y résisterait-il ? On objectera le rôle de l’État royal puis de l’État républicain dans la morphogenèse de la France. En dernière analyse, le patriotisme français ne serait-il donc qu’un étatisme ?
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