Et si avec la guerre en Ukraine, le nucléaire vivait une épreuve de vérité décisive ? Cette technologie a été conçue pour être développée dans un temps de paix et de stabilité sociale. Or, l'évènement ukrainien souligne qu'un tel postulat est non seulement illusoire, mais moralement inconséquent. L'imprévisibilité historique nous oblige à réexaminer les conditions de possibilité du nucléaire.
Bérengère Bossard · Aurélien Gabriel Cohen
24 mars 2022
Étudiante en Master d'histoire à l'Université Toulouse - Jean Jaurès, les recherches de Bérangère Bossard portent sur les effets théoriques et pratiques du choc, au sein du mouvement écologique français des années 1970, entre un espoir de changement social révolutionnaire et une attention à une diversité de problèmes écologiques et politiques, de la pollution à l'apocalypse nucléaire.
Aurélien Gabriel Cohen est doctorant en en géographie environnementale et en philosophie des sciences au LADYSS et au CEFE. Ses recherches portent sur le problème de la précarité dans les pratiques, les sciences et les politiques agricoles, dans une perspective d'écologie politique interdisciplinaire. Il mène également des expérimentations artistiques (photographie, collage, vidéo) sur nos relations aux autres vivants, notamment avec le collectif Vin/Vivants Il est membre du collectif de rédaction de la revue Terrestres.
« L’atome implique la paix absolue, sociale et étrangère, à n’importe quel prix, sur des décennies ou sur des siècles, ce que nous n’avons jamais été capables d’assurer, même en recourant à des moyens extrêmement déplaisants. »
Gérard Klein, « Politique nucléaire et stabilité sociale »,
Revue Politique et Parlementaire, n°858, novembre 1975, p.35.
Prologue
Le 26 septembre 1977, le premier réacteur nucléaire ukrainien, Tchernobyl 1, est officiellement relié au réseau électrique. La même année, le Sovmin, le Conseil des ministres de l’URSS, prend la décision de construire une autre centrale nucléaire à Zaporijjia, en République socialiste soviétique d’Ukraine. Les travaux débutent en 1980 et s’achèvent en 1984.
En 1981, le programme électronucléaire soviétique, approuvé par le 26ème Congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) dans le cadre du 11ème Plan Quinquennal (1981-1985), prévoit la construction de nombreux réacteurs nucléaires sur tout le territoire de l’URSS, pour une puissance additionnelle d’environ 25 000 MW en 19851. À long terme, l’objectif est d’atteindre une puissance totale de 100 000 MW en 19902. Leonid Brejnev est encore, pour quelques mois, secrétaire général du parti communiste d’URSS.
Entre 1980 et 1985, avant la catastrophe de Tchernobyl de 1986 qui mettra un coup d’arrêt provisoire au développement atomique de l’Ukraine, huit réacteurs entrent en service dans le pays : Tchernobyl 3 et 4, Rovno 1 et 2, Konstantinovka 1 et 2 et Zaporijjia 1 et 23. À la même période, la construction de sept autres réacteurs est en cours : Rovno 3 et 4, Khmelnitski 1 et 2, Konstantinovka 3, Zaporijjia 3, 4, 5 et 6.
Le 4 février 2022, l’armée ukrainienne effectue des exercices tactiques à Pripiat, dans la zone contaminée autour de la centrale de Tchernobyl. À la suite de ces manœuvres, le ministre de l’Intérieur ukrainien assure, dans une dépêche AFP largement reprise4, être « absolument sûr que la centrale nucléaire de Tchernobyl n’est pas menacée ». D’après cette dépêche, si l’armée ukrainienne ne craint pas une « invasion russe à grande échelle » qui mettrait en danger la centrale, elle entend plutôt se préparer à des actes de sabotage, en particulier la « menace d’agents infiltrés en civil qui pourraient s’emparer de bâtiments et provoquer des troubles ».
Le 24 février à 6 h, heure de Moscou, la Fédération de Russie lance une invasion à grande échelle contre l’Ukraine.
Le 24 février à 19 h, heure de Kyiv, les troupes russes occupent la centrale de Tchernobyl et la zone qui l’entoure, après plusieurs heures de combat.
Dans la nuit du 3 au 4 mars, l’armée russe attaque la centrale de Zaporijjia. Des tirs d’artillerie déclenchent un incendie dans un bâtiment périphérique. Au matin, l’armée russe contrôle entièrement le site.
Le 9 mars, l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) annonce que la centrale de Tchernobyl est coupée du réseau électrique et que les systèmes diesel de secours ont pris le relai pour assurer, pour une durée maximale de 48 h, le refroidissement du combustible usagé.
Le 20 mars, après presque quatre semaines d’occupation, l’armée russe autorise la première rotation partielle du personnel de la centrale de Tchernobyl, qui a dû travailler jusque-là en continu, en infraction avec toutes les règles de sûreté nucléaire.
Vladimir Poutine est alors président de la Fédération de Russie depuis 1999.
Penser l’écart
Quatre décennies seulement — soit à peu près la durée de vie d’une centrale nucléaire — séparent ces deux séries d’évènements. Historiquement, ces quarante années ressemblent pourtant à un abîme. Cet écart, à la fois bref et immense, entre le règne de Brejnev et celui de Poutine doit nous conduire à interroger l’horizon d’attente que suppose la construction d’une centrale nucléaire à un moment donné, dans un endroit donné. L’horizon d’attente est, avec le champ d’expérience, l’une des deux catégories conceptuelles utilisées par l’historien allemand Reinhart Koselleck5 pour caractériser l’expérience temporelle de sujets humains, sujette à variation en fonction des contextes historiques et sociaux. Koselleck s’intéresse ainsi à la manière dont présent, passé et futur sont imbriqués dans l’expérience quotidienne et dans l’action : le champ d’expérience désigne la mémoire des acteurs, leur rapport à leur passé, et l’horizon d’attente, la manière dont ils se représentent leurs futurs possibles, à partir de ce qui constitue leur passé et leur présent.
Dans cette perspective, construire une centrale quelque part, c’est faire le pari que rien de grave n’arrivera à cet endroit pendant au moins des décennies — et même bien plus s’agissant du stockage des déchets et de l’ensemble des matériaux radioactifs issus de l’exploitation et du démantèlement. Un tel choix implique donc de fabriquer, d’abord à l’échelle du gouvernement puis de la société, un horizon d’attente à la fois futuriste et irénique. Un horizon qui affirme et se projette dans l’absolue stabilité des temps qui viennent, sur des échelles qui dépassent pourtant toute possibilité prospective. C’est évidemment exact pour les temps très longs des déchets6, mais la situation présente nous démontre que c’est aussi vrai pour les quelques décennies de vie d’une centrale nucléaire. Comment Brejnev, le Sovmin de 1977 ou le 26ème Congrès du PCUS de 1981 auraient-ils pu anticiper la situation géopolitique contemporaine qui voit — pour parler avec les catégories de l’époque — la République socialiste fédérative soviétique de Russie entrer en guerre et envahir la République socialiste soviétique d’Ukraine ? Ces quarante années disent donc l’écart profond entre la présomption de stabilité, qui préside nécessairement à la construction d’une centrale nucléaire, et l’instabilité historique dans laquelle s’inscrit inévitablement son exploitation.
Un gouvernement qui décide de construire une centrale, c’est donc un gouvernement dont l’horizon d’attente est fondé sur le déni de la possibilité de sa propre disparition, mais également, de façon plus minimaliste, de toute perte temporaire de contrôle, de toute ingérence qui déstabiliserait son fonctionnement et les infrastructures civiles indispensables à la bonne marche d’une centrale nucléaire, depuis la libre circulation de ses travailleu·ses jusqu’à l’intégrité du réseau électrique externe et des systèmes de refroidissement, en passant par des conditions environnementales stables et adéquates. C’est un gouvernement qui fait le pari qu’il pourra garder une souveraineté totale, d’abord policière et militaire, sur le territoire où la centrale est construite. Mais surtout, c’est un gouvernement qui présume que son agentivité demeurera la seule réellement déterminante à l’avenir, que toutes les autres agentivités potentielles resteront marginales et sous contrôle. Et donc, par exemple, que jamais la guerre ne fera irruption sur son territoire, que jamais un char ou un soldat hostile ne passera à l’ombre de ses centrales.
La guerre imprévue
Il s’avère que la question de sûreté relative à la présence d’une centrale nucléaire en zone de guerre est, historiquement, un impensé presque total. C’est également le constat du sociologue Pierre Jacquiot qui, dans une tribune publiée en 2011 dans le journal Le Monde, déplorait que « persiste un complet silence sur un risque dont la dangerosité paraît des plus élevées : la guerre7 ». Or, comme le note un rapport de Greenpeace de mars 2022, intitulé La vulnérabilité des centrales nucléaires lors de conflits militaires 8 :
« Il est évident qu’en temps de guerre, le fonctionnement de ces systèmes risque d’être perturbé avec des conséquences potentielles importantes, voire graves. Les centrales nucléaires font partie des installations industrielles les plus complexes et les plus sensibles, qui nécessitent un ensemble très complexe de ressources prêtes à l’emploi à tout moment pour les maintenir opérationnelles. Ces conditions ne peuvent pas être garanties en temps de guerre9. »
Cela semble effectivement évident lorsqu’on le lit ainsi, noir sur blanc. Pourtant, avant que l’Ukraine ne fasse effectivement l’expérience de cette vulnérabilité — qui fait désormais partie de notre champ d’expérience commun — la question est restée notablement discrète dans les débats publics sur la sûreté nucléaire, y compris au sein des milieux militants.
Dans les années 1970, l’extrême vulnérabilité des installations nucléaires civiles en cas de guerre sur le territoire français ne fait pas partie des griefs fréquemment adressés au programme énergétique national du « tout nucléaire », lancé officiellement à partir de mars 1974, en réponse au premier choc pétrolier que connaît le monde occidental en 1973 et 1974. Ce projet pharaonique est connu sous le nom de « plan Messmer », du nom du Premier ministre qui s’en fit le héraut. La liste des dangers potentiels du nucléaire civil et militaire, dressée dans les diverses publications écologistes10, est pourtant déjà fort longue dès le début de la décennie. Des arguments qui sont assénés avec force au fur et à mesure des manifestations antinucléaires, rassemblant à chaque fois plusieurs dizaines de milliers de personnes11.
Un des axes fondamentaux de l’opposition au nucléaire civil en France repose sur les risques liés aux émissions radioactives des centrales électronucléaires et des déchets qu’elles produisent. Selon les militant·es antinucléaires, qui comptent parmi elles et eux de nombreux scientifiques, la dangerosité de cette radioactivité est largement sous-estimée par les rapports scientifiques accrédités et les discours officiels. Nous y reviendrons, mais c’est bien, au fond, le même problème que celui qui se pose aujourd’hui : quels risques sommes-nous prêt·es à accepter — ou refusons-nous de voir — en contrepartie de l’abondance énergétique fournie par la nucléarisation des territoires ? C’est ainsi que sont régulièrement mis en avant les risques de maladies graves dues à la pollution radioactive chez les humains comme les animaux — dont de nombreuses formes de cancers — et l’enjeu que représente cette pollution pour le fonctionnement des écosystèmes. Les risques de malformations congénitales ou de mutations génétiques sont aussi explorés, ainsi que l’accroissement de la stérilité, entre autres problèmes communs à tous les êtres vivants.
Les risques liés à la radioactivité sont pris en compte concernant aussi bien le fonctionnement normal, quotidien, des centrales électronucléaires, qu’en cas d’accident, dont les causes peuvent être variées (problèmes de communication, défaillances techniques, erreurs humaines, etc.). À travers divers exercices d’imagination, les militant·es tentent d’alerter l’opinion sur les possibles horizons apocalyptiques qui pourraient être engendrés par un défaut de fonctionnement d’une centrale12, ou une attaque volontaire d’une installation nucléaire (centrale, zone de stockage de déchets, réacteur expérimental ou usine de retraitement). C’est cet horizon d’attente qui se rapproche le plus du danger qui nous guette actuellement, car il s’agit bien de prendre sérieusement en compte le risque qu’une installation nucléaire puisse se transformer en véritable bombe si elle se retrouve visée au sein d’un conflit.
Cependant, deux points différencient fortement la situation actuelle en Ukraine des possibilités envisagées par les militant·es des années 70. Premièrement, la possibilité d’une guerre conventionnelle — c’est-à-dire qui n’utilise pas d’armes nucléaires — sur le territoire même des pays occidentaux n’est jamais directement envisagée. Car ce que craignent de nombreu·ses militant·es, c’est plutôt que les centrales et autres installations fassent l’objet de sabotages. Sous ce terme, qui reste vague chez les militant·es, on peut imaginer aussi bien l’action de divers groupuscules politiques radicaux, l’intervention de services secrets, etc.
Ce qui nous amène à la seconde différence majeure entre le futur redouté et notre présent cauchemardesque : il n’est quasiment jamais fait mention de la possibilité que les installations nucléaires civiles révèlent toute leur puissance de feu comme dommage collatéral d’un conflit, par accident. Rétrospectivement, cela peut sembler un trou dans l’horizon d’attente antinucléaire. Une explication à cette absence se trouve probablement dans le contexte géopolitique propre à la Guerre Froide. Les deux géants, États-Unis d’Amérique et URSS, se livrant alors une véritable course à l’armement nucléaire, il était difficile d’imaginer que les guerres conventionnelles, les guerres d’avant l’arme atomique, continuent d’avoir cours. En tout cas pas sur les territoires nucléarisés et sous parapluie nucléaire, qui semblaient ainsi hors d’atteinte des conflits conventionnels. Paradoxalement, l’horizon de la guerre nucléaire — l’apocalypse absolue — a empêché de voir le lien trouble qui relie aujourd’hui le nucléaire civil au nucléaire militaire.
Les amours du nucléaire civil avec son cousin armé, liaison dangereuse s’il en est, étaient pourtant au cœur même de la révolte de nombreu·ses militant·es antinucléaires français·es. Fidèles à leurs autres engagements antimilitaristes et libertaires, ils et elles fustigeaient souvent le recours au nucléaire civil à cause de ce qui semblait devoir être son corollaire : une société du contrôle, où des États forts et centralisés mettraient en place les infrastructures militaires et policières nécessaires à la perpétuation de leur domination sur leur territoire. Mais contrairement à ce que craignaient certain·es militant·es, les centrales nucléaires, une fois construites, n’ont fort heureusement pas été mises sous la garde permanente de bandes de CRS pour assurer leur fonctionnement. Mais, avec ou sans CRS, parier sur le nucléaire reste un acte irresponsable. Il revient, pour les Etats qui ont fait ce choix, à croiser les doigts pour que rien n’arrive jamais de grave, tout en affirmant qu’ils contrôlent parfaitement la situation, alors qu’aucun type de protection ne sera jamais à la hauteur du problème.
Dans les années 80, alors que la prolifération du nucléaire civil se poursuit à travers le monde, dans la continuité du fameux programme Atoms for peace de 195313, l’impasse sur les risques en cas de conflit est toujours presque totale du côté des experts du nucléaire civil, à de très rares exceptions près. En 1980, Bennet Ramberg, spécialiste étatsunien des relations internationales, analyste et consultant du département d’État, publie un ouvrage intitulé Nuclear Power Plants as Weapons for the Enemy14.
Son sous-titre est explicite : « Un péril militaire ignoré ». Dans l’introduction de l’édition de 1984, Ramberg déclare :« Malgré la probable multiplication à travers le monde de centrales nucléaires et des installations qui leur sont associées, il n’y a eu que peu d’attention publique sur leur vulnérabilité en temps de guerre. L’attention s’est plutôt portée sur les coûts, la gestion des déchets, les accidents, le détournement de plutonium et le sabotage. Cette situation peut être compréhensible aux États-Unis, où la perspective d’une guerre impliquerait probablement des armes nucléaires, et donc l’irradiation de larges pans du pays. Toutefois, dans d’autres régions du monde — Europe, Moyen-Orient, Corée, Chine, Taïwan, Asie du Sud, Asie occidentale, Afrique du Sud — où des installations d’énergie nucléaire sont prévues ou déjà en place, leur présence offre aux combattants une arme radiologique dans des endroits où la guerre serait autrement demeurée conventionnelle. L’incapacité ou le manque de volonté des décideurs politiques aux États-Unis et à l’étranger de faire de cette question un sujet d’examen et de débat publics approfondis est regrettable15. »
Cette alerte précoce et isolée de Ramberg n’envisage cependant qu’une menace directe : celle de l’utilisation délibérée par des forces armées conventionnelles d’une centrale nucléaire comme arme de guerre. Même si ce risque direct n’est, aujourd’hui encore, pas à écarter — comme le même auteur le soutient dans un article récent, publié quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine16 — la question de la menace indirecte, notamment via l’inévitable déstabilisation des infrastructures consécutive à toute situation de conflit, n’est pas abordée dans l’ouvrage. Quoi qu’il en soit, le livre de Ramberg n’a eu, semble-t-il, aucun effet sur les politiques de développement électronucléaire à travers le monde. En France, par exemple, vingt réacteurs ont été construits après 1980, en comptant l’EPR toujours en construction à Flamanville, sans que jamais la question de la vulnérabilité globale des réacteurs à une situation de guerre n’ait été publiquement discutée17.
En 1993, quatre chercheurs slovènes du Jožef Stefan Institute de Ljubljana publient un article intitulé « Some aspects of nuclear power plant safety under war conditions18 ». Deux ans plus tôt, en juin 1991, au début des guerres de Yougoslavie, la centrale de Krško a fait l’objet de menaces militaires directes de l’armée yougoslave, suite à la déclaration d’indépendance de la Slovénie, et de menaces indirectes liées au conflit, en particulier le risque d’une déconnexion du réseau électrique assurant le refroidissement des combustibles. Si le conflit slovène est finalement de faible intensité et de courte durée — la signature des accords de Brioni le 7 juillet 1991 marque le terme de la guerre dans cette partie de la Yougoslavie — il n’en constitue pas moins une nouvelle alerte face à un risque majeur qui n’a pas été anticipé. C’est donc à ce risque, auxquels ils ont été directement confrontés, que les chercheurs slovènes ont choisi de s’intéresser. Leur article commence par un constat qui résume l’état du débat technique et scientifique sur le sujet au début des années 90 : « La sûreté des centrales nucléaires en conditions de guerre est un domaine qui n’est presque jamais étudié dans la littérature19 ».
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Malheureusement, ce constat vaut encore aujourd’hui. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) française publie le 13 septembre une note d’information intitulée « Protection des installations nucléaires contre les chutes d’avions20 ». L’ASN y déclare que, si les centrales sont conçues depuis les années 1970 pour résister à la chute accidentelle de petits avions civils, elles ne sont en revanche pas construites pour résister à la chute d’avions militaires ou d’avions de ligne. Cette distinction est basée sur les différences de « probabilités de chute de ces avions sur les installations nucléaires ». Et de poursuivre de façon on ne peut plus explicite :
« Ce qui s’est passé aux USA ne relève pas de chutes accidentelles mais de véritables actes de guerre, qui ne sont pas pris en compte dans la construction des installations nucléaires. »
De la même manière, parmi toutes les publications officielles relatives à la sûreté des centrales nucléaires disponibles à ce jour sur le site de l’AIEA, nous n’en avons trouvé qu’une seule qui aborde le risque d’une guerre sur un territoire nucléarisé. Dans ce document de 2010, intitulé Development and Application of Level 1 Probabilistic Safety Assessment for Nuclear Power Plants21, on trouve la note de bas de page suivante :« Le présent Guide de Sécurité ne fournit pas de recommandations relatives aux évènements résultant de l’impact de la guerre ou d’actes de sabotage ou de terrorisme. Toutefois, il convient de prendre en considération les risques accidentels posés par les installations militaires ou les activités en temps de paix (par exemple, le crash d’un avion militaire)22. »
D’après nos recherches, cette note — qui parle d’un risque pour ne pas en parler — constitue même, avant les évènements récents à Tchernobyl et Zaporijjia, l’unique mention du terme « guerre » dans l’ensemble des publications de l’AIEA sur la sûreté des centrales nucléaires.
L’inconséquence atomique
Ce bref état des lieux historique des pratiques de sûreté relatives à la présence de centrales nucléaires en zone de guerre expose l’impossible prétention à prévenir la catastrophe par la gestion du risque — la béance de l’imprévu. En pariant ainsi sur l’avenir sans disposer des cartes pour le prédire, le nucléaire nous a entraîné sur un terrain philosophiquement et éthiquement intenable, littéralement inconséquent. En philosophie morale, on appelle conséquentialisme une posture éthique qui entend évaluer le bien d’une action à l’aune de ses conséquences. Or, le nucléaire nous place dans une situation éthique inédite, celle d’un inconséquentialisme de principe.
On l’a dit, l’horizon d’attente que requiert le nucléaire, c’est celui d’un futurisme irénique. Pour les déchets et le démantèlement, cela s’incarne dans la nécessité de repousser toujours plus loin la solution technique miracle qui finira bien par résoudre le problème. Mais en attendant la technosolution, c’est l’inconséquence chaque jour reconduite. Pour le fonctionnement normal des centrales, cet horizon d’attente s’incarne dans le refus de considérer autrement que comme des risques vagues — c’est-à-dire des statistiques de probabilité et d’improbabilité — certains possibles aux conséquences pourtant immenses.
C’est tout le sens de la critique menée par les écologistes des années 1970, que nous avons évoquée plus haut. L’industrie nucléaire a développé, au fil des accidents, une propension à ajuster légèrement son horizon d’attente au gré des fluctuations du champ d’expérience, sans renoncer pourtant au maintien de son futurisme irénique. Chaque imprévu qui s’actualise et ne peut plus être nié, comme à Tchernobyl ou à Fukushima, s’intègre ainsi aux règles de sûreté, non sous les traits d’une catastrophe qui dénonce l’inconséquence de l’horizon d’attente et donc le danger absolu du nucléaire, mais sous la forme d’un nouveau risque à gérer23. Mais en l’occurrence, la possibilité d’un conflit armé conventionnel sur un territoire lourdement nucléarisé n’a même pas fait l’objet de cette analyse en termes de risque. Aussi fou que cela puisse paraître, il s’agit d’un pur imprévu, c’est-à-dire non pas d’un improbable, mais d’un improbabilisé. La note de l’ASN du 13 septembre 2001 est limpide de ce point de vue. Si l’accidentel peut relever du probable et donc de la gestion du risque, la guerre est bien trop empêtrée dans l’incertitude agentive pour faire l’objet d’une telle gestion. Le nucléaire repose ainsi sur un tragique paradoxe éthique : fabriquer la possibilité matérielle de la catastrophe tout en cherchant à la contenir, par la sûreté, au seuil de l’improbabilité statistique. Mais lorsque la possibilité de la catastrophe prend la forme de l’imprévu, le paradoxe se démasque.
En somme, éthiquement, le nucléaire, c’est donc le déni a priori des conséquences à la fois effectives (les déchets), probables (l’accident) et imprévues (la catastrophe) d’une action dans le temps et l’espace où celle-ci se déploie. Un déni qui se couvre à la fois par l’exhibition de l’improbabilité statistique, par la prétention technique à gérer cet improbable et par la négation de l’imprévu. Mais si le nucléaire est par essence inconséquent, c’est aussi parce que la portée spatiale et temporelle de ses conséquences excède infiniment notre capacité à les comprendre, les anticiper et les prévenir. Comme le montre la présence de chars russes au pied des réacteurs de Tchernobyl et de Zaporijjia, l’avenir contient toujours davantage que de l’improbable, et toute installation atomique est donc perpétuellement sous la menace de l’imprévu. Or, comme l’a amplement montré le philosophe Günther Anders, le nucléaire est le domaine de la technique qui manifeste le plus tragiquement l’écart entre nos puissances d’agir et nos puissances morales24. C’est le lieu de la confrontation la plus patente entre l’extension du domaine de l’agir au longtemps-lointain et notre incapacité morale à nous rapporter à autre chose que de l’immédiat-proche25.
Revenons à la décision de Brejnev et du Sovmin de 1977 qui a ouvert la voie à la nucléarisation du territoire ukrainien. Dans une perspective conséquentialiste, la décision reposait d’une part sur une présomption de stabilité à long terme, c’est-à-dire sur l’intégrité territoriale, militaire et infrastructurelle de l’Ukraine, et d’autre part sur une pure confiance dans la fiabilité de la technique. Or, depuis 1977, le longtemps-lointain a fait irruption au moins deux fois au cœur de l’irénisme prospectif et de la confiance technicienne qui soutenaient la décision initiale. Hier, sous la forme de la catastrophe accidentelle de Tchernobyl en 1986, dont les conséquences excèdent très largement l’immédiat-proche qu’étaient capables d’appréhender Brejnev et ses ministres. Aujourd’hui, avec l’invasion russe de l’Ukraine, qui place quinze réacteurs en service au milieu d’un conflit armé, une situation qui n’a jamais été réellement anticipée par l’industrie nucléaire et dont les conséquences potentiellement dramatiques ont été détaillées par le physicien Rodney C. Ewing, dans un article récent du Bulletin of the Atomic Scientists26.
Pour mettre en regard, sans flancher, la décision de construire une centrale nucléaire avec les incertitudes de l’avenir, les décisionnaires n’ont pas d’autre solution que de surdéterminer les facteurs de stabilité par rapport aux vecteurs d’instabilité. S’ils ne le faisaient pas, il leur serait impossible de croire qu’ils construisent conséquemment une centrale nucléaire. Comme souvent dans les processus de modernisation, mais de façon particulièrement radicale pour le nucléaire, il s’agit donc de changer de focale sur les types d’instabilités et d’insécurités considérées, au bénéfice du processus de modernisation en question. Il faut symétriquement mettre hors champ les instabilités menaçantes pour l’intégrité du processus lui-même, et donc les diverses insécurités qui en découlent, tout en accentuant la nécessité de répondre à d’autres instabilités et à d’autres insécurités par le processus de modernisation. Pour le nucléaire, cela implique donc de maximiser l’importance d’une certaine forme de sécurité (la production abondante et continue d’électricité) et de certaines instabilités (par exemple, les chocs pétroliers, en 1973 comme aujourd’hui) tout en minimisant l’insécurité ouverte par la construction de réacteurs et les instabilités qui peuvent effectivement actualiser cette insécurité — au hasard, une guerre.
En ce sens, continuer à parler aujourd’hui de « sécurité énergétique » à propos du nucléaire, comme d’une réponse à la perturbation de nos habitudes énergétiques par le changement climatique et à la possible pénurie de gaz et de pétrole russe27, c’est persister dans ce renversement des régimes d’insécurité et de menace, alors même que la situation ukrainienne fait émerger sous nos yeux le péril de l’imprévu. Or, le changement climatique signe précisément, tout comme le retour d’une guerre d’invasion sous des latitudes où on la croyait révolue, la fin d’une parenthèse historique qui a commencé en 1945. Cette période de « paix virtuelle28 », pendant laquelle l’Occident s’est octroyé une stabilité politique paradoxale grâce à l’exportation de ses guerres et à une abondance énergétique transitoire, est désormais derrière nous.
Les centrales nucléaires se retrouvent ainsi au beau milieu d’imprévus en cours et d’autres encore à venir. Dès lors, l’inconséquence atomique — dont de nouvelles conséquences potentielles se précisent chaque jour un peu plus à Zaporijjia, à Tchernobyl et ailleurs, dans le sillage de l’armée russe29 — est une raison suffisante pour continuer à combattre le développement du nucléaire de toutes nos forces et sous toutes ses formes30. Jamais la sûreté et sa gestion probabiliste du risque ne seront en mesure de faire totalement face à l’improbable et encore moins à l’imprévu, c’est-à-dire à l’improbabilisable. Or, l’imprévu atomique, ce n’est rien d’autre que la possibilité d’une catastrophe absolue31, d’une insécurité totale face à laquelle toute préparation est dérisoire. C’est en cela aussi que l’imprévu ukrainien nous oblige. Il nous oblige à lutter résolument contre le nucléaire et son monde, ici, maintenant, partout. Zaporijjia, elle, est déjà partout32.
Épilogue
Le 2 février 2022, la Commission européenne annonce la création, sous la pression de la France, d’un label « vert » pour les centrales nucléaires afin de reconnaître, sous certaines conditions, leur contribution à la lutte contre le changement climatique.
Le 10 février 2022, à Belfort, Emmanuel Macron déclare qu’il « nous faut reprendre le fil de la grande aventure du nucléaire civil en France33 » et annonce la construction de six nouveaux EPR2, des études sur la construction de huit autres EPR2 et le financement de recherches sur de plus petits réacteurs nucléaires, les SMR, le tout afin d’atteindre une puissance additionnelle de 25 000 MW d’ici 2050. Dans le même discours, il assure garantir « aux Français des conditions de sécurité inégalées, parce qu’EDF exploite son parc avec une transparence absolue et que l’Autorité de sûreté nucléaire est sans aucun doute le régulateur le plus exigeant du monde ».
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