Extrait de Contepoint , 9 juillet 2021, par André Heitz
Pesticides : un communiqué de presse factuel mais insuffisant
Il y eut bien sûr aussi un communiqué de presse : « Publication de l’expertise collective Inserm – « Pesticides et effets sur la santé : Nouvelles données ».
En introduction :
« Les pesticides regroupent l’ensemble des produits utilisés pour lutter contre les espèces végétales indésirables et les organismes jugés nuisibles. Ils suscitent de nombreuses inquiétudes concernant leurs effets possibles sur la santé humaine, et plus largement sur l’environnement. En 2013, à la de-mande de la DGS, l’Inserm avait publié une expertise collective « Pesticides : effets sur la santé« . En 2018, cinq directions générales ministérielles [Direction générale de la prévention des risques, Direc-tion générale de la santé, Direction générale du travail, Direction générale de la recherche et de l’innovation, secrétariat général du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation] ont saisi l’Institut afin qu’il réactualise cette expertise et y inclue de nouvelles thématiques.
Le groupe d’experts réuni par l’Inserm a analysé la littérature scientifique récente afin d’examiner le lien entre une vingtaine de pathologies et les pesticides. Il analyse aussi les effets sanitaires de deux substances actives et d’une famille de pesticides : le chlordécone, le glyphosate et les fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHi). »
Ce communiqué de presse – que liront (peut-être) les gens pressés de répandre leur marchandise frelatée – est très factuel mais pêche à notre sens sur cinq points essentiels :
Premièrement, il ne décrit pas suffisamment la nature du travail – colossal – fourni : une re-cherche bibliographique, essentiellement dans la littérature scientifique (ou « scientifique »), suivie d’une évaluation selon des critères qui ne sont pas très clairs (« à dire d’experts »).
Deuxièmement, il ne précise pas que l’angle de l’expertise est plutôt la recherche de problèmes plutôt que d’absences de problèmes, étant entendu qu’absence de preuves ne vaut pas preuve de l’absence.
Troisièmement, il ne précise pas la notion de « présomption », ni celle de « lien ».
Quatrièmement, l’importance des effets dont on a évalué la solidité des preuves n’est pas tou-jours donnée ou est difficile d’accès.
Cinquièmement, il est difficile pour le lecteur de faire le tri entre problèmes – réels, allégués ou suggérés – actuels et problèmes du passés ou ayant une composante historique. Tapez « DDT », et vous aurez 274 occurrences…
Quelques limites de l’expertise
La littérature scientifique est soumise à de nombreux biais, dont celui de publication : pour être publié, mieux vaut trouver un effet, ou une association, plutôt que son absence. Le cas échéant, on enjolivera les résultats dans le résumé. Un exemple particulièment odieux peut être trouvé dans « Les scientifiques nord-américains (et les responsables du CIRC) ont-ils conspiré pour cacher des résultats sur l’absence de risques pour la santé du glyphosate ? »
Une partie de la littérature des agences d’évaluation a été prise en compte (« EFSA» déclenche ainsi 99 occurrences mais elle risque de succomber au seul poids du nombre d’études académiques. Du reste, les experts ont rassemblé « plus de 5300 documents » ; dans le cas du seul glyphosate, les quatre États évaluateurs en ont recensé et analysé plus de 7000 (certes sur des sujets portant aussi sur d’autres thèmes que la santé humaine).
En sens inverse, des molécules peu connues n’attirent pas les recherches.
Fallait-il inclure dans le groupe d’experts un sociologue, de plus pas vraiment neutre, M. Jean-Noël Jouzel, et inscrire un travail scientifique, fondé sur des faits et des preuves (de qualité variable et pouvant être nulle) dans le registre de l’émotion ?
S’agissant des effets, notre critique porte autant sur l’importance de la pathologie en cause et sa fréquence, que sur l’importance de l’effet mesuré. Les experts se devaient d’être exhaustifs sur l’état de la science, mais des mises en perspectives auraient été bienvenues dans un texte appelé à être ins-trumentalisé.
Ainsi, les toxicologues rationnels ne prêtent pas une importance démesurée à des rapports de cote (odds ratios) inférieurs en moyenne à 2 ou dont la limite inférieure de l’intervalle de confiance à 55 % flirte avec 1. La même mise en perspective s’impose quand les recherches utilisent des méthodes non conventionnelles, et/ou des doses ahurissantes, pour trouver l’effet recherché (voir par exemple, « Comment on se crée des problèmes d’acceptabilité des pesticides (et d’autres substances) ».
Parcourir les mille pages – notamment celles qui portent sur des molécules objets de polémiques –, c’est découvrir ici et là des références que l’on peut qualifier de « douteuses » (Monika Krüger, par exemple, impliquée dans le scandale des « glyphotests » bidons). Ce genre d’expertise est soumis au même principe que les traductions de textes : « shit in, shit out » selon la formule grossière d’un apho-risme en cours chez les traducteurs.
Les auteurs auront certes fait le tri, de leur mieux, mais un travail aussi volumineux ne peut pas être sans failles. Ce n’est pas un problème pour le lecteur compétent. Cela le devient quand le pico-rage (cherry picking) trouve de quoi alimenter un fonds de commerce.
Pesticides : un document axé sur les présomptions de liens
Trouver et surtout démontrer un lien de cause à effet entre une molécule (ou l’ensemble des pesti-cides…) et une pathologie est un exercice extrêmement difficile, voire souvent impossible, chez l’humain. L’expertise porte ainsi sur des « liens » – dans d’autres documents on parle d’« associations ».
Les certitudes que l’on peut avoir sur ces liens sont ensuite évaluées par des « présomptions ». Cela donne parfois des affirmations qui peuvent laisser perplexe.Voici les descriptions des présomptions selon la synthèse :
« Comme pour l’expertise collective Inserm de 2013, les résultats de l’analyse des études épidé-miologiques sont synthétisés sous forme de tableaux ; la présomption d’un lien entre l’exposition aux pesticides et la survenue d’une pathologie est appréciée à partir des résultats des études mentionnées en dessous de chacun des tableaux : présomption forte (++), présomption moyenne (+) et présomp-tion faible (±).
Les niveaux de présomption sont évalués selon les grandes lignes suivantes qui sont adaptées de Wigle et coll. (2008) et d’un rapport de l’Académie nationale de médecine des États-Unis (ancienne-ment US Institute of Medicine) publié en 2004, et qui ont été également utilisées dans l’expertise col-lective Inserm de 2013 :
(++) la présomption du lien est forte s’il existe une méta-analyse de bonne qualité qui montre une association statistiquement significative, ou plusieurs études de bonne qualité et d’équipes diffé-rentes qui montrent des associations statistiquement significatives ;
(+) la présomption du lien est moyenne s’il existe au moins une étude de bonne qualité qui montre une association statistiquement significative ;
(±) la présomption du lien est faible si les études ne sont pas de qualité suffisante ou sont incohé-rentes entre elles ou n’ont pas la puissance statistique suffisante pour permettre de conclure à l’existence d’une association.
Ces niveaux de présomption représentent un cadre de raisonnement mais ne sont pas dogmatiques et peuvent être modulés en fonction du jugement du groupe d’experts. Par exemple, s’il existe une méta-analyse mais avec un nombre insuffisant d’études ou avec des études hétérogènes, le groupe d’experts se réserve la possibilité de lui accorder peu de poids dans l’évaluation de la présomption du lien. Inversement, une étude cas-témoins rigoureuse reposant sur une très bonne caractérisation de l’exposition peut être considérée comme plus informative et plus robuste que plusieurs études de cohorte de qualité moyenne où la caractérisation de l’exposition reposerait sur un questionnaire. »
En bref, on est dans le même registre que le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) : la priorité est donnée aux résultats « positifs », alors que les agences d’évaluation attachent davantage d’importance à la prépondérance du poids des preuves.
L’apocalypse est-elle proche ?
Cette nouvelle expertise peut être lue de deux façons, particulièrement au regard de ce qui vient d’être exposé et des résultats :
« Malédiction, nous allons tous mourir ! »
Le « circulez, il n’y a rien à voir » doit évidemment être proscrit : les molécules dont il s’agit ont, par conception, un effet avéré sur telle ou telle partie du monde vivant et peuvent avoir un effet colla-téral sur une autre partie, dont l’Homme. Mais, tout compte fait, l’expertise peut-être considérée comme rassurante.
Ainsi, voici ce qui est dit dans le communiqué de presse sur trois sujets hautement polémiques en France :
« Le chlordécone, insecticide utilisé aux Antilles françaises dans le passé, persiste de nos jours dans les milieux naturels insulaires. La consommation des denrées alimentaires contaminées a entraîné une contamination de l’ensemble de la population. La présomption forte d’un lien entre l’exposition au chlordécone de la population générale et le risque de survenue de cancer de la prostate a été confirmée. En considérant l’ensemble des données épidémiologiques et toxicologiques disponibles, la causalité de la relation est jugée vraisemblable.
Concernant l’herbicide glyphosate, l’expertise a conclu à l’existence d’un risque accru de LNH avec une présomption moyenne de lien. D’autres sur-risques sont évoqués pour le myélome multiple et les leucémies, mais les résultats sont moins solides (présomption faible). Une analyse des études toxicologiques montre que les essais de mutagénicité sur le glyphosate sont plutôt négatifs, alors que les essais de génotoxicité sont plutôt positifs, ce qui est cohérent avec l’induction d’un stress oxydant. Les études de cancérogenèse expérimentale chez les rongeurs montrent des excès de cas, mais ne sont pas convergentes. Elles observent des tumeurs différentes, pour les mâles ou les femelles, qui ne se produisent qu’à des doses très élevées et uniquement sur certaines lignées. D’autres mécanismes de toxicité (effets intergénérationnels, perturbation du microbiote…) sont évoqués qu’il serait intéressant de considérer dans les procédures d’évaluation réglementaire.
Pour les fongicides SDHi, qui perturbent le fonctionnement mitochondrial par l’inhibition de l’activité SDH, un complexe enzymatique impliqué dans la respiration cellulaire et le cycle de Krebs, il n’existe à ce jour pratiquement aucune donnée épidémiologique portant sur les effets possibles de ces substances sur la santé des agriculteurs ou de la population générale. Les études toxicologiques ou mécanistiques montrent que certains SDHi pourraient être considérés comme des perturbateurs endocriniens au moins chez les modèles animaux utilisés (poissons). Alors que les SDHi ne présentent aucune génotoxicité, certains montrent des effets cancérogènes chez les rongeurs mais ce résultat est discuté sur la base d’un mécanisme de cancérogenèse non extrapolable aux humains. Des recherches sont nécessaires pour améliorer l’évaluation du potentiel cancérogène des SDHi, et plus généralement des composés non génotoxiques, et pour combler les lacunes dans les données humaines par le renforcement de la biosurveillance et l’exploitation des cohortes existantes. »
Les auteurs ont bien essayé de saupoudrer le texte avec de l’alarmisme… cela ne va pas vraiment en soutien des nombreux Philippulus et autres prêcheurs d’apocalypse.
Une expertise instrumentalisée contre la science réglementaire
L’alarmisme verse bien évidemment aussi dans le complotisme et, en particulier, les attaques contre les autorités d’évaluation et de réglementation, au premier chef l’Autorité Européenne de Sécu-rité des Aliments (EFSA). Celles-ci sont plus exigeantes, en particulier sur les bonnes pratiques de laboratoire, et utilisent d’autres critères d’évaluation, notamment la prépondérance de la preuve plutôt que le picorage. Mais ne sont-elles pas – toutes – des marionnettes de l’industrie (ironie)…
Pour les esprits rationnels qui excluent la dévotion et la soumission inconditionnelles au « principe de précaution » mal interprété toute la question est de savoir si les effets collatéraux avérés, suspectés ou envisagés sur la santé humaines sont acceptables, notamment au regard du rapport risques-bénéfices.
L’expertise a innové par rapport à 2013 en évoquant aussi les « pesticides » domestiques. Il y a des marchands de peur qui n’en parleront pas, ou guère : pas vendeur d’expliquer au quidam que se protéger des piqûres de moustiques (et accessoirement de maladies comme le paludisme, la dengue ou le Zika) vous exposent à d’affreux tourments…
Le Monde Planète, sous la signature de M. Stéphane Foucart, l’a pourtant évoqué dans un article plutôt descriptif. Mais il a fait particulièrement fort avec un un titre qui vaut instruction pour la grille de lecture : il est sobrement (ironie) intitulé : « Pesticides et santé : les conclusions inquiétantes de l’expertise collective de l’Inserm » (« Pesticides et santé : un tableau inquiétant » dans l’édition pa-pier)…
Il y a un article d’opinion compagnon, du même Stéphane Foucart, « Du glyphosate aux SDHI, les ressorts de la controverse ». En chapô :
« L’expertise collective de l’Inserm sur les effets sanitaires des pesticides souligne le risque d’une « séparation croissante » entre la réglementation et la science académique. »
La triste réalité est en fait que le Monde Planète – et d’autres – s’efforce semaine après semaine de conférer une (très) mauvaise image de la science réglementaire en instrumentalisant contre elle la science (et la « science ») académique.
Ouvert par « Qui croire ? », cet aveuglement est d’autant plus dramatique que l’article se fonde sur les cas du glyphosate et des SDHI (fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase) pour lesquels l’expertise de l’INSERM penche nettement du côté des évaluateurs… M. Stéphane Foucart penche évidemment pour l’autre conclusion avec un art consommé du picorage pour le glyphosate, et fait donner du Pierre Rustin – le « lanceur d’alerte » principal – pour décrédibiliser les résultats de l’expertise sur les SDHI. Il faut dire que les experts n’ont pas cité M. Pierre Rustin sur ce sujet…
Illustration d’un bon principe : c’est bon quand cela va dans mon sens ; c’est pas bon quand ça va en sens contraire…
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